Première partie
Mes jeunes années
ChapitreI
Mon enfance
Champenois d’origine je suis né au tout début des années cinquante, dans un petit village rural de la vallée de l’Aube situé aux confins de ce département, en limite de ceux de la Haute-Marne et de la Côte d’Or.
Ce village ancien, Ville-sous-la-Ferté, s’est développé le long d’une ancienne route nationale dite «route de Dijon». Cette importante voie de communication épouse les courbes du terrain qui est très vallonné et boisé, dessinant ainsi une très jolie vallée dite «Claire Vallée». Au fond de cette légère dépression, au milieu de pâtures verdoyantes où broutent des bovins pour la production de lait ou de race charolaise pour la viande, s’écoule, paisiblement, décrivant de légers méandres, une magnifique rivière à truites qui prend sa source sur le plateau de Langres. Affluent de la Seine, elle traverse une partie de la Champagne et a donné son nom à mon département de naissance, l’Aube. C’est en ce lieu même que l’abbé de Cîteaux fonda, en 1115, une abbaye dont Saint-Bernard fut le premier abbé, site bien connu maintenant comme établissement pénitentiaire.
Le choix de ce lieu, pour l’implantation de ce qui constitue «la première fille de Cîteaux», s’explique par la présence d’un cours d’eau en fond de vallée, les grandes possibilités d’élevage et de culture qu’offre cette région, de coteaux bien exposés pour la culture de la vigne et la densité boisée que représente le massif très giboyeux de la forêt de Clairvaux. Il est certain que cet endroit, avant l’arrivée du chemin de fer et l’exploitation massive du bois au profit des petites usines locales ainsi que pour satisfaire à la demande importante des mines de charbon de Lorraine, constituait un lieu privilégié pour la prière et la méditation.
En raison de l’important pouvoir charismatique de Saint-Bernard, l’abbaye de Clairvaux a rapidement pris une grande importance, localement, puis engendré un grand rayonnement au niveau du royaume de France, et bien au-delà. Vendue comme bien national, suite à la Révolution, l’abbaye de Clairvaux a laissé des traces et vestiges encore visibles dans la région, tant au niveau de l’agriculture que de la vigne ou des forges. Pour toutes ces raisons, depuis de nombreux siècles, la vie de cette partie de la Champagne est intimement liée à l’exploitation de la nature. Par contre, avec la transformation de l’abbaye en prison, au début du XIXe siècle, et la modernisation de l’agriculture, à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, l’Administration pénitentiaire est devenue le centre d’intérêt de la région, tant au niveau de la vie économique que de la vie tout court. D’ailleurs, régulièrement, elle alimente la rubrique des faits divers. Je suis, moi-même, issu de ce monde rural et pénitentiaire.
Mon père, dont les parents possédaient une exploitation agricole dans ce village, était l’aîné d’une fratrie de trois garçons. Né en 1915, il a accompli deux années de service militaire après avoir travaillé à la ferme familiale. À l’issue de «son armée», il est revenu quelques mois à la ferme mais a été rappelé en raison de l’imminence de la déclaration de la guerre. Après huit mois de guerre, il a été fait prisonnier, avec tout son régiment, dans les Vosges. Il a passé cinq années en Allemagne, avec une première partie en stalag. Ensuite, il a été employé chez des commerçants puis comme ouvrier agricole au profit d’un couple âgé dont le fils était engagé sur le front russe.
Libéré en mai 1945, il est revenu au village. Dès son retour, et à sa grande déception, il a constaté que l’exploitation familiale, qu’il avait quittée florissante, avait été fragilisée par la guerre et les diverses réquisitions. Elle était tombée en désuétude. Son ancien instituteur, toujours présent au village, qui avait à cœur de suivre ses anciens élèves, dans la plus pure tradition des enseignants de la IIIe République – «Les hussards noirs» –, lui avait établi un dossier de candidature auprès de l’Administration pénitentiaire. Il avait agi ainsi pour tous ses anciens élèves engagés dans ce conflit et risquant de se retrouver à la dérive, une fois rentrés de captivité. C’est comme cela que, tout naturellement, mon père est entré à la maison centrale de Clairvaux comme gardien de prison ou, plus vulgairement, comme «maton». Il y accomplira l’ensemble de sa carrière, soit pratiquement trente années.
Quant à ma mère, dont la maison familiale jouxtait la ferme de mes grands-parents paternels, elle était issue d’une vieille famille du village pour laquelle «la centrale» était une institution. Son frère, ayant servi dans la ligne Maginot, était dans la même situation que mon père. À son retour de captivité, tout comme lui, il était rentré gardien à Clairvaux où son père y avait déjà accompli toute sa carrière. Par la suite, mon père et cet oncle seront rejoints, au sein de cet établissement, par mes deux oncles paternels. Le plus jeune, après un joli parcours de gradé, terminera «chef» de maison d’arrêt à Reims. Quant au deuxième, après de nombreuses années passées à Clairvaux, il terminera sa carrière à la maison d’arrêt de Chaumont.
La coïncidence veut que ce soit dans cette prison qu’ait été interné, au cours de l’été de 1944, un autre de mes oncles. Il avait été arrêté par les Allemands, sur dénonciation, pour faits de résistance. Transféré à la prison de la Santé, il a été sauvé de la déportation par l’intervention d’un avocat réputé de Troyes. Ce dernier lui a donné les moyens de se déclencher une forte fièvre le rendant intransportable. C’est mon grand-père maternel qui fut à l’origine de l’intervention de cet avocat. Le passé professionnel de cet aïeul, à Clairvaux, marqué par son grand respect des hommes, quels qu’ils soient, sa droiture et son comportement, comme soldat durant le premier conflit mondial, alliés à un bon sens naturel faisaient qu’il était considéré comme un sage. Pour toutes ces raisons, il était très écouté de la famille.
Quelques mois après son retour au village, mon père se maria avec ma mère. La vie était très difficile. La guerre avait engendré des séquelles matérielles et psychologiques importantes. Il était très marqué par ce qu’il avait vu et vécu. Né pendant la Première Guerre mondiale, avec le deuxième conflit, il était parti de chez lui à vingt ans pour y revenir à trente. De ce fait, il ne souhaitait pas que ses éventuels enfants vivent la même expérience. Il ne comprenait pas, qu’avec son régiment de rappelés cantonné le long du Rhin, ils aient observé les Allemands se préparant à la guerre pour reculer, une fois ces derniers prêts.
Ce repli dura quelques mois puis, un beau matin, tout son régiment fut fait prisonnier dans les Vosges, au col du Hantz. Il parlait de camarades tués à ses côtés et de tenues d’officiers retrouvées, au petit matin, abandonnées dans les fossés, des marches interminables au cours desquelles les plus faibles, au bout de leurs limites malgré l’aide des plus résistants, n’avaient droit à aucune compassion de la part de l’encadrement afin d’éviter de retarder les colonnes, de son séjour en stalag où «ils crevaient de faim». Seule l’ingestion de feuilles de tilleuls leur permettait de calmer leurs estomacs vides. Enfant, ces dires m’ont beaucoup marqué. Par la suite, au cours de ma formation militaire ou en charge de missions d’encadrement, me reviendront à l’esprit, devant la souffrance de certains et la solidarité manifestée par d’autres, ces lourds moments d’histoire.
Bien plus tard, quand je fus en âge de comprendre, au cours de nos différentes discussions, il me rappelait souvent que l’une des premières balles, essuyées par son régiment, avait été fatale à l’un de leurs adjudants. Il l’avait connu durant son service militaire, ajoutant que ce dernier était «peu intéressant», que «la guerre avait été voulue par les politiques», que «c’était toujours les mêmes qui trinquaient», que «les usines à capitaux étrangers situées en Allemagne n’ont jamais été bombardées».
Avec la crise économique actuelle, je comprends mieux cette histoire de capitaux étrangers. À l’issue du premier conflit mondial, toute l’économie était à reconstruire. Certains économistes contemporains expliquent que la crise de 1929 était directement liée à la situation économique mondiale découlant de ce conflit. S’il était dubitatif envers la loyauté des Anglais – depuis «l’affaire de Dunkerque» –, il précisait que beaucoup d’Allemands n’acceptaient pas la situation qu’ils vivaient. Certains se seraient fait tuer pour lui quand il était captif à Rastatt, petite ville allemande située à quelques kilomètres du Rhin.
D’ailleurs, quand les Tabors Marocains l’ont libéré, après avoir traversé le Rhin à la nage pour prendre les casemates au couteau, il est personnellement intervenu au profit d’Allemands, à la demande expresse des propriétaires de la ferme où il travaillait, afin d’éviter beaucoup de drames. En effet, afin de les motiver, avant le franchissement du Rhin, l’encadrement de ces militaires leur avait dit: «Tout ce qui est de l’autre côté est pour vous!» et ils se comportaient comme de véritables soudards. D’après lui, c’est à partir de cet instant que les Allemands, présents sur leur territoire, ont compris ce que voulait dire «être occupés».
Tout comme une cousine, je suis né six années après la fin de cette deuxième guerre mondiale, en pleine guerre d’Indochine. Je ne me souviens pas très bien de cette période sauf que ma sœur est née à la fin de ce conflit qui a coïncidé avec le début de celui d’Algérie. Par contre, j’ai été très marqué par les conséquences des difficultés économiques, la rudesse des hivers, dont celle de février 1956, les importantes chutes de neige ainsi que le manque de confort. Le petit déjeuner était constitué de «pain cassé» dans un bol de café au lait. Quant aux repas, ils étaient confectionnés à base de produits tirés, en grande partie, de la production familiale.
Les légumes provenaient du jardin et du champ. La viande, de volailles élevées par nos soins ou de «parts» de viande de porc distribuées par l’Administration pénitentiaire. Ces bêtes étaient élevées dans l’enceinte de la prison avec les restes de la nourriture des détenus. Il est bien évident qu’à cette époque les maisons équipées en salles d’eau et W.C. étaient très rares. Le chauffage était souvent le seul fait d’une cuisinière à bois ou à charbon qui devait être rechargée la nuit, ce qui n’évitait pas les jolies fleurs, dessinées par le givre sur les vitres des fenêtres, le matin, au lever du jour. Heureusement, l’eau courante était déjà installée dans beaucoup de maisons. Mais, par grand froid, il arrivait que le réseau soit gelé puis endommagé lors du dégel.
Durant mes premières années, j’étais souvent chez mes grands-parents maternels. Même si mon grand-père est mort alors que j’étais très jeune, je vois encore ses traces de blessures de guerre, à la tête et plus particulièrement à la base de la nuque, apparaître au fur et à mesure que le coiffeur accomplissait son œuvre, dans la cuisine de leur maison, en raison de son état de santé. Cet homme, qui ne pouvait plus se déplacer à cette époque, avait été une force de la nature. Il était capable de ramener seul, sur son dos, de nuit, à la maison, du gros gibier braconné pour nourrir sa famille.
Après sa mort, j’ai continué d’aller régulièrement chez cette grand-mère. J’étais très attiré par un tiroir de la table de nuit de sa chambre où se trouvaient les différentes médailles qu’il avait obtenues durant la Grande Guerre. Au décès de ma grand-mère, j’ai eu le privilège de me voir remettre toutes ces décorations, à savoir: Croix de guerre14-18 avec étoiles, Croix du combattant, médaille Militaire, médaille des blessés de guerre et médaille pénitentiaire. Chose très émouvante autant qu’intéressante – au fond de la boîte contenant ces décorations, avec une citation à l’ordre de la Division en date du 29 juillet 1916 – se trouvait une lettre de mon grand-père, adressée à ma grand-mère, datée, elle, du 23 novembre 1914.
Quel état d’esprit ou quelle candeur… «Ne se faisant point du mauvais sang» – affecté au sein d’une batterie d’artillerie après avoir reçu à Toulon un paquetage complet, tout neuf et très lourd, avec cartouches et tente individuelle –, il se disait chanceux d’avoir échappé à un départ pour la Serbie et d’être dirigé pour les environs d’Arras, désigné qu’il était, 9e sur 14, pour le front. En plus de son fusil gras et de son sabre, se disant «armé de courage», il rassurait ma grand-mère en lui disant que, de ce fait, il ne risquait rien. J’ai également hérité des magnifiques défenses d’un sanglier de 130kg qu’il avait tué. Par contre, en raison de la disparition rapide de mes grands-parents paternels – mon grand-père paternel, belge, avait quitté son pays d’origine, comme beaucoup d’autres, suite à l’invasion de son pays par l’armée allemande pour venir se réfugier en France –, je n’ai que peu de souvenirs de ces derniers.
En 1956, en plus de la rigueur de l’hiver, la France a été confrontée à d’importantes restrictions de carburant. Je revois mon père se constituant des réserves d’essence, dans des fûts de deux cents litres, afin de pouvoir se rendre à la prison, distante de trois kilomètres environ par rapport à notre domicile, et pouvoir également se rendre sur ses différents lieux de travail. En effet, afin «d’améliorer l’ordinaire», il travaillait au profit d’agriculteurs et d’exploitants forestiers de la région. Il chargeait à la main et les portant sur l’épaule protégée par un sac en jute, avec ses frères, des wagons de bois de mines à destination de la Lorraine. Pour se déplacer, il avait une petite motocyclette. Cette période difficile se situe à la fin de l’année1956, au moment de l’opération franco-britannique faisant suite à la nationalisation du canal de Suez par le Président égyptien Nasser.
À cette époque-là, je ne me rendais pas bien compte, même si certains soirs de la semaine mon père partait au travail pour «la garde» ou parlait de situations tendues, voire de révoltes – avec les dangers que cela comportait – que j’évoluais au milieu d’une famille totalement vouée à l’Administration pénitentiaire. D’ailleurs, j’ai été marqué par la narration d’une exécution capitale – au cours d’un repas de famille se déroulant à la maison alors que je devais avoir cinq ou six ans – effectuée par le plus jeune de mes oncles, alors en poste à Lyon. J’ai toujours à l’esprit la disposition de la table familiale de cette soirée ainsi que la scène décrite. Par la suite, j’ai eu connaissance que mon père avait été blessé à deux ou trois reprises. J’ai rapidement compris qu’il y avait des risques acceptés avec, néanmoins, certaines limites. Par contre, j’ai souvent entendu parler d’interventions musclées, de prévôt, de prétoire et de «mitard»².
La période de Noël, comme pour beaucoup d’enfants de l’époque, provoquait en moi une grande effervescence. Plusieurs semaines avant ce grand rendez-vous je passais des heures entières, les catalogues des grandes maisons de vente par correspondance entre les mains, à choisir «mon jouet». La confection du sapin, coupé dans les bois du village, était le moment privilégié de l’année, même s’il était banal, décoré de quelques boules, guirlandes et bougies avec de petits morceaux d’ouate faisant office de flocons de neige. Je reste imprégné des soirées, précédant ce jour mirifique de Noël, avec toutes les émotions qu’elles engendraient, soirées au cours desquelles la pièce principale de la maison était simplement éclairée par la lueur de ces petites bougies. Malheureusement, en raison des risques d’incendie et de la fonte rapide de ces dernières, ces instants magiques étaient trop brefs. Avec l’arrivée de la guirlande électrique, qui a bien simplifié la confection du sapin, ces soirées ne procuraient plus les mêmes émotions. De toute façon, les années passant, le «jouet» s’est trouvé banalisé.
Même si la chasse et la pêche rythmaient les différentes saisons au sein de toute la famille, à cette époque-là, je n’y attachais que peu d’importance.
Mes grands-parents paternels étant décédés et la maison que nous habitions faisant partie de la succession, c’est en pleine guerre d’Algérie, avec le retour au pouvoir du Général de Gaulle, que nous devons quitter notre village pour aller résider dans un logement de fonction sis au sein de la prison.
J’ai huit ans. Une nouvelle étape de ma vie va commencer. Je me pose beaucoup de questions sur mon nouvel environnement, sur ce nouveau logement³ ainsi que sur ma nouvelle école.
ChapitreII
Une période charnière
Avec ce déménagement, je quitte mon environnement habituel, mon école et mes premiers copains. Je m’éloigne aussi de ma grand-mère maternelle qui est toujours restée très importante à mes yeux. Pour parler de façon imagée, avec un langage adapté à ce changement, je passe du milieu ouvert à un milieu fermé.
En effet, l’abbaye qui s’étend sur une très grande surface est entièrement ceinte d’un mur assez impressionnant. La hauteur de ce mur est très importante, pour la partie occupée par la détention, alors qu’elle est moindre pour la partie réservée aux habitations du personnel de l’Administration pénitentiaire. Ces deux parties sont séparées par des bâtiments faisant office de locaux administratifs ou de logements.
Implantée au cœur d’un petit vallon, perpendiculaire à la vallée de l’Aube, elle se situe en contrebas de coteaux boisés à partir desquels il est possible de voir toute la détention ainsi que la zone réservée aux familles. Une grande statue de Saint-Bernard, toute blanche, surmontant une minuscule chapelle érigée sur le coteau sud, semble veiller sur ce site. Un ruisseau, servant de pisciculture pour le repeuplement des rivières locales en truites sauvages, prend naissance dans la forêt, au lieu-dit «fontaine Saint-Bernard». Il suit le fond de ce vallon pour venir pénétrer dans la prison au niveau de son accès principal.
Le lieu où se trouve cette fontaine, endroit bien connu des pèlerins, des chasseurs et promeneurs, est magnifique et très apaisant. Le débit de ce ruisseau n’étant pas assez important ni régulier, un canal de dérivation, creusé par les moines à partir de la rivière coulant en fond de vallée, sert à alimenter l’ensemble des égouts de la prison. Ce réseau souterrain, construit à base de tunnels ou de galeries voûtées, a longtemps constitué la faiblesse principale de cette prison. Plusieurs tentatives d’évasion l’ont mis en évidence avant que des travaux ad hoc ne soient réalisés.
Une route, prenant naissance à l’angle sud-est de l’abbaye et longeant une grande partie de l’enceinte principale ainsi que le cours du ruisseau Saint-Bernard, épouse la courbe du terrain pour s’enfoncer en forêt, en direction de l’ouest. Rapidement, elle s’élève pour desservir plusieurs villages viticoles faisant partie de «la côte des Bars», zone classée en appellation Champagne. C’est également à partir de cette route que l’on accède à la porte principale ouvrant sur l’emprise de l’abbaye. Cette porte,la porte N°1, qui reste toujours ouverte permet d’accéder au «Petit Clairvaux», zone principale réservée aux familles. L’accès à la prison proprement dit se fait depuis cette zone en franchissant la porte N°2.
Entre cette deuxième porte et la partie réservée à la détention se trouvent différents services, logements ou locaux divers. La partie réservée aux familles et cet espace, compris entre les portes N°2 et 3, dénommé «cour d’honneur», seront mes zones d’évolution habituelle durant mes trois années «passées en prison». C’est également à partir de cette cour que j’allais chercher nos colis de viande de porc distribués par un gardien faisant fonction de boucher à ses heures. Un grand bâtiment, au centre duquel se situe la porte N°2, comprenant des logements et des locaux administratifs, fait office d’enceinte, séparant la partie ouverte au public de la prison.
Rapidement, je découvre ce nouvel environnement. Je vais également très vite me familiariser avec les différentes populations de ces lieux qui ont été vendus comme bien public à l’issue de la Révolution. Clairvaux, prison politique aux grandes heures de l’histoire de France, a vu passer dans ses cellules nombre de prisonniers⁴. Le plus célèbre est sans doute Claude Gueux. Condamné à trois années de prison pour avoir volé une bourse afin de nourrir sa famille, puis broyé par le système, il finira sur l’échafaud. Victor Hugo va s’inspirer de son histoire pour une partie de son œuvre.
C’est dans un contexte d’après-guerre que mon père a débuté sa carrière. Trois personnalités l’ont particulièrement impressionné: Charles Mauras – philosophe, académicien et membre fondateur de «l’action Française» – ainsi que les amiraux de Laborde – connu pour avoir ordonné le sabordage de la flotte à Toulon – et Esteva.
Il avait beaucoup d’estime pour l’amiral Esteva du fait de son comportement en détention – Résident général de France en Tunisie, après la débâcle et l’armistice de juin 40, il avait choisi de servir le Régime de Vichy. Aux dires de mon père, ce militaire avait une très haute idée de la France. Il disait qu’elle avait besoin d’économies quand ses codétenus chargeaient trop le poêle en bois et, joignant la parole aux gestes, il retirait du bois de ce poêle. Il dormait très peu. Il regardait beaucoup le ciel pour donner d’excellentes prévisions météorologiques au personnel pénitentiaire. Avec le temps, une grande partie de cette population pénale particulière a été libérée ou a fait l’objet de transfèrements. Elle a été remplacée par des détenus de «droits communs».
Bien plus tard, quand il m’arrivait d’aborder des problèmes de discipline, mon père faisait référence à cette période. Il me précisait que tout jeune gardien il s’est vu confier des missions importantes. Il avait la responsabilité de la surveillance de réfectoires regroupant une centaine de détenus dont une cinquantaine de condamnés à perpétuité. Malgré ce nombre très important de détenus, en ces lieux voûtés,froids, humides et austères, les personnalités et les antécédents d’une grande majorité d’entre eux, les repas se prenaient dans un silence total. Il m’expliquait que cette situation n’était possible que par l’existence d’une très grande discipline, aussi bien envers les détenus que pour les gardiens qui étaient assez facilement révoqués à cette période.
Quelques années après son début de carrière, mon père s’est trouvé affecté au quartier disciplinaire de la prison, lieu vulgairement appelé «mitard» et destiné à recevoir les punis, les isolés et les nouveaux arrivants. Il a été affecté dans cet endroit bien particulier une quinzaine d’années. De ce fait, il y a vu défiler les caïds du milieu marseillais de l’époque, des «fortes têtes», des «irrécupérables» ou des détenus «relevant souvent plus de la psychiatrie que de la prison». À ce titre, il parlait souvent de Pierre CARROT surnommé «Pierrot le fou N°2»⁵. Il a d’ailleurs participé à son transfert de Clairvaux pour une autre prison. La renommée de ce quartier était nationale. Il portait le surnom de «Villa Suchet», nom de l’un des surveillants, pilier de ce service. Quand il s’épanchait à la maison sur ses conditions de travail et que ma mère comprenait qu’il y avait eu de la «baston» au quartier, elle manifestait toujours sa réprobation par cette phrase, en faisant référence à son père qui avait longtemps occupé ce même emploi: «Le pépère n’a jamais touché un détenu». Il est certain que le fait d’habiter dans la prison, de côtoyer au quotidien des prisonniers vêtus par l’Administration pénitentiaire, de façon uniforme avec des galons pour distinguer les plus méritants des autres⁶, mais portant tous l’inscription «M.C.» sur leur veste, dans le dos, pour «Maison Centrale», m’a permis de découvrir le travail si particulier de mon père et de m’y intéresser. Comme tout enfant de «maton», il m’est arrivé de troquer des mégots de cigarettes contre du chocolat avec des détenus en fin de peine et, de ce fait, autorisés à travailler en dehors de la détention.
Suite à la transformation de l’abbaye en prison, une brigade de Gendarmerie et quelques commerces se sont installés le long de la petite route y donnant accès. Un groupe scolaire a été construit au milieu des années1950. J’en ai profité durant trois années. Durant cette scolarité, lors d’un jour de classe banal, au cours de l’année1960, j’ai vécu et ressenti une vive émotion.
En effet, en raison du passage du Général de Gaulle aux «Forges Saint-bernard», hameau voisin, nous avons tous été rassemblés par les instituteurs pour être conduits, en bus, à cet endroit. À cette occasion, nous avons été dotés de petits drapeaux aux couleurs nationales.
Peu de temps après notre arrivée, à l’endroit prévu pour ce rendez-vous avec l’histoire, nous avons vu déboucher, à la sortie d’une courbe, les trois traditionnelles DS noires pour venir s’arrêter à notre hauteur. Le Général est descendu de l’une d’elles et est venu directement vers nous. J’ai été très impressionné par cet homme en costume à la stature imposante et à l’air décidé avançant à notre rencontre, le torse bombé, la tête bien haute. J’ai eu la chance de pouvoir lui toucher la main. Je vois toujours cette énorme main tendue avec de gros et longs doigts. Même si plus tard j’ai eu l’occasion de voir, assez souvent, les trois DS noires circuler dans la région, en raison de la proximité de Colombey-les-Deux-Eglises, ce contact, avec tous ces petits drapeaux agités par nos soins, constitue, pour moi, un souvenir inoubliable. Bien longtemps après, au cours d’une conversation avec mon épouse qui est originaire de ce hameau, j’ai appris qu’elle faisait partie de ce rassemblement d’élèves.
Malgré le fait que le Général était très généreux en donnant un billet de cinq francs à chaque servant de messe, à l’occasion des offices religieux célébrés à Colombey par l’aumônier de la prison, la psychose de l’attentat freinait certaines ardeurs⁷. C’est à partir de cet instant que j’ai commencé à m’intéresser à l’actualité et que j’ai entendu parler de l’Organisation armée secrète (OAS), puis du putsch des généraux Challe, Jouhaud, Salan et Zeller.
Étant encore très jeune, je ne suivais pas de façon régulière ces évènements quand, une fin d’après-midi, en juin 1961, sur le chemin de retour de l’école, je me suis trouvé devant la porte N°1 qui était fermée et gardée par des gendarmes mobiles. Une fois cette porte franchie, pour avoir accès à la zone où j’habitais, il y avait une grande effervescence. Rapidement, j’ai su et compris la raison de cette grande agitation. Les généraux Challe et Zeller, qui s’étaient rendus et avaient été condamnés à quinze ans de détention, venaient d’arriver à la centrale, accompagnés d’autres militaires.
Fin juillet, des rumeurs circulant sur une éventuelle évasion organisée depuis l’extérieur, des C.R.S. arrivent en renfort à la prison et ces détenus bien particuliers sont transférés à Tulle, en pleine nuit⁸.
Je me souviens très bien de leur sortie de détention ainsi que de leur départ, en bus, sous les quolibets de gardiens accompagnés de membres de leurs familles. J’en faisais partie. Au moment de leur évacuation, les gendarmes mobiles, chargés de cette mission, ont été accueillis par la diffusion d’un morceau de musique de la Légion étrangère. Devant leur refus de quitter les lieux, ils ont été obligés de les porter. L’attitude du personnel de l’Administration pénitentiaire et des membres de leurs familles s’explique par les problèmes posés par ces militaires, durant leur séjour à Clairvaux. À l’issue de cette nuit, la vie redevint plus calme et bien plus simple avec, néanmoins, les éternels incidents, voire les évasions signalées par de grands coups de sirène.
Avec la fin du conflit en Algérie, mon père craignait que l’arrivée de nombreux gardiens provenant de ce pays provoque un relâchement de la discipline en détention où je me rendais régulièrement afin de me faire couper les cheveux par un détenu occupant les fonctions de coiffeur. De ce fait, il m’arrivait de faire les quelques mètres séparant notre maison de la porte N°2,donnant accès à la détention, avec mon père.
Il m’arrivait également de l’attendre à la sortie, devant une imposante et lourde porte en fer à deux battants avec judas et heurtoir. Elle est toujours située au centre du grand bâtiment administratif faisant fonction d’enceinte. Ce bâtiment, tout en longueur, est surmonté, à cet endroit, d’un clocheton avec la traditionnelle horloge figurant dans tous les reportages relatifs aux différents faits divers concernant cette centrale bien particulière.
C’est à partir de cet endroit qu’un tireur d’élite du G.I.G.N. maîtrisera, le 28 janvier 1978, l’un des deux détenus, preneurs d’otages, retranchés dans un mirador. Le fait de s’engouffrer sous cet imposant porche, voûté d’ogives, avec la vision immédiate d’une nouvelle porte du même genre qui se dessine au loin, au centre d’un imposant mur de béton resté intentionnellement brut de décoffrage, donne une impression d’immense néant engendrant une certaine angoisse. À ces occasions, mon père était toujours dans une tenue impeccable avec un port de tête relevé sur laquelle était vissée la traditionnelle casquette matérialisant l’autorité.
Je me souviens qu’avant notre départ pour Clairvaux ma mère, qui avait habité ces lieux, disait: «Les gamins de Clairvaux sont difficiles». Je pense que mes parents appréhendaient d’avoir à m’éduquer dans ce contexte bien particulier. En effet, comme elle le pressentait, j’ai été très vite confronté aux habituelles chamailleries et n’ai pas toujours respecté la ligne de conduite qui m’avait été donnée par mon père, marqué et influencé qu’il était par son vécu et ses conditions de travail. Quant à ma mère, qui avait été beaucoup marquée par son père, elle m’a sensibilisé au nécessaire respect de la personne. Devenu adulte et père de famille, je me suis rendu compte que mes parents m’ont donné une éducation traditionnelle, conforme à l’époque. Ensuite, au fil des années, de par ma profession, je me suis rendu compte de toute la pertinence de la fameuse ligne de pensée: «Une éducation sévère engendre un humaniste alors qu’une éducation faisant preuve de laxisme engendre un tyran».
Durant la dernière année passée à Clairvaux, mon père, qui commençait à prendre de l’âge, n’allait pratiquement plus au quartier disciplinaire mais en surveillance d’ateliers ou à la «butte», coteau situé dans la partie nord de l’emprise de l’abbaye et vierge de toute construction. En effet, à cet endroit, après un fabuleux travail de terrassement, une nouvelle prison sortait de terre. La vieille détention, pour des raisons de vétusté et de sécurité, devant être désaffectée et rendue aux Domaines. Depuis plusieurs années, après des travaux de sauvegarde et de restauration, elle est ouverte aux visites publiques. De ce fait, il est possible de se laisser guider dans ce berceau de l’art Cistercien chargé d’histoire, de se laisser surprendre par le côté majestueux de ce qui est l’un des plus grands cloîtres existant en France, voire le plus grand, de dominer une partie du site à partir de l’immense dortoir des convers, d’aiguiser sa curiosité dans l’ancien réfectoire transformé en chapelle pour la prison⁹, de découvrir le côté original de l’ancien lavoir des moines ou l’escalier à doubles révolutions – curiosité architecturale également visible au château de Chambord – qui évite aux utilisateurs de se croiser.
C’est ainsi que mon père a été amené à effectuer deux trimestres à l’atelier fabriquant des ballons. C’était un atelier où le travail était assez difficile, et plus particulièrement pour les détenus chargés de tendre les cuirs dans des cadres. Une majorité des détenus de cet atelier était constituée de condamnés à perpétuité ou à de lourdes peines. Deux d’entre eux étaient craints, aussi bien par les autres détenus que par les gardiens. L’un, qui avait tué un jeune d’un coup de poing dans une bagarre, avait «un cou de taureau», aux dires de mon père. Quant à l’autre, qui pratiquait la musculation à outrance, il était considéré comme l’un des caïds de l’atelier. Libéré, il y reviendra à la fin des années1980.
Comme le voulait la coutume, à l’issue de ses deux trimestres passés dans cet atelier, mon père s’est vu remettre deux beaux ballons en cuir. L’un, de handball, était destiné à ma sœur. Quant à l’autre, de football, il était pour moi. J’étais très fier de mon ballon car j’allais pouvoir épater mes anciens et mes nouveaux copains, dans mon village d’origine. Hé!oui! Fin1962, mon père ayant trouvé un logement plus conforme à notre situation de famille, situé dans notre village d’origine, nous quittons Clairvaux pour revenir à Ville-sous-la-Ferté. Je suis heureux car je vais retrouver ma grand-mère maternelle, mes premiers copains et la «liberté».
ChapitreIII
Mon adolescence
C’est dans ces conditions qu’à l’automne1962 je reviens dans mon village natal. Comme je l’avais pensé, je retrouve bien mon école mais mes anciens copains sont maintenant scolarisés dans le secondaire. Je reprends l’habitude d’aller régulièrement chez ma grand-mère maternelle. Je l’aide dans son quotidien et je profite de sa télévision car nous n’en avons pas à la maison.
Les deux premiers hivers, passés dans notre nouvelle maison, ont été très rigoureux avec beaucoup de neige. Il a été nécessaire d’installer des poêles dans les chambres. Les matins de gel, les fleurs, dessinées sur les vitres par le givre, étaient de retour. Nous avons de nouveau été privés d’eau, comme lors de février 1956. Durant mon temps libre, en plus d’aider ma grand-mère, j’aidais mon père dans les domaines du jardinage et des affouages. Si je ne m’intéressais pas encore à la chasse à cette période-là, le fait d’avoir eu une canne à lancer parmi les cadeaux reçus à l’occasion de ma communion solennelle, avait fait naître en moi une véritable passion. Je suis rapidement devenu un «expert», malgré mon jeune âge, de pêche à la truite à la plombée puis au vairon mort manié.
La scolarité obligatoire étant fixée à quatorze ans, je devais terminer cette dernière fin juin 1965. À l’issue, je devais être dirigé vers la vie active. J’allais travailler dans l’une des petites usines de la région avant de partir pour le service national. Ensuite, il est vraisemblable, comme le voulait la tradition familiale, que je serais rentré dans l’Administration pénitentiaire. Voyant cela, mon instituteur, que j’appréciais beaucoup, est venu trouver mes parents. Suite à sa démarche, à la rentrée suivante, la possibilité de rejoindre une 4e d’accueil étant supprimée, je me suis retrouvé en Lycée technique, à Troyes, afin de suivre une formation de mécanicien d’usinage. Par cette démarche, il perpétuait un peu l’esprit des anciens instituteurs, comme l’avait fait, en son temps, celui de mon père. Malgré l’époque, cet enseignant était resté dans la plus pure tradition. En plus de la transmission du savoir, il s’intéressait au devenir de ses élèves, ce qui était remarquable.
Même si le régime de l’internat auquel j’étais soumis, avec retour à la maison une semaine sur deux, m’était pénible, ma scolarité s’est déroulée dans d’assez bonnes conditions. Dans ce lycée, j’étais en compagnie des deux fils du cafetier de mon village. Pour la petite histoire, titulaires d’un C.A.P. de sellerie-garniture, pour l’un, et de peintre en bâtiment, pour l’autre, ils feront tous les deux carrière dans «la pénitentiaire». J’ai néanmoins souffert de la rigueur de la discipline et des inconvénients liés à la vie en communauté dans ce genre d’établissement à vocation technique. En raison